Mischka

« Stévenin a de la fuite dans les idées. »
Marc-Edouard Nabe

Décalé, épars, multiple, moiré, kaléidoscopique, bordélique, fractal, célinien, fascistement libertaire, germaniste, juste, humain, candide, impressionniste, en touches multicolores, le dernier opus de Stévenin, fidèle aux deux premiers, est une édifiante ode au Monde. Road-movie français d’une France ilotée par la démocratie des intellectuels, Mischka est un film d’intuition et d’instinct, il flotte, se répand et s’insinue. Suspension incidente et insermentée pour une seule et sauvage inhalation heureuse.
D’un anticonformisme total, résolution ringard et absolument moderne, les films de Stévenin sont inclassables, particuliers, météorites joyeuses d’un cinéma contemporain uniforme. Certainement plus facile à accepter que Passe-Montagne, Mischka n’en reste pas moins un film ovni, fait de passages quasi irréels, surréels. Mais pourtant rien n’étonne , rien ne surprend. Pas même l’arrivée en hélicoptère de Johnny Hallyday, idole de Stévenin dans la vraie vie. La vraie vie ! quelle formule, appliquée à Stévenin, pourrait être plus signifiante. Ce dont j’ai le plus envie, c’est d’inventer du vrai. mais c’est le plus dur. Je n’ai pas envie que la bizarrerie soit gratuite. Tout est bizarre, mais tout est normal.

Rencontres fortuites de paumés au grand cœur, d’anarchistes, isolés, volontairement retranchés du monde. Isolement mal vécu, difficile et douloureux. A la recherche d’humanité, de famille. Mischka, en moins sombre, est construit comme les autres films du cinéaste, ce qui est la marque d’une œuvre en train de s’accomplir. Des personnages fragiles (même la moindre décision leur est difficile à prendre), qui se battent pour être maîtres de leurs destins, là où tout paraît hasard, évitement, se soudent entre eux en une sorte de communauté hippie de droite pour affronter le monde qu’ils ignorent et leur fait peur. Mes héros se tiennent au bord du fait divers, du vide, ils flottent. Une fragilité qui ne les fera jamais tomber. A s’accomplir au contraire : les personnages ont finalement le monde à portée de mains ; le champ des possibles s’ouvre à eux, pour vivre comme bon leur semble.

Fruit d’une très grande maîtrise de ses désirs, d’un travail de cinéaste important et rare, le résultat est proche d’un Strip-tease (l’émission belge), et le spectateur, accroché, regarde les protagonistes se débattre dans leurs désirs. Stévenin touche à la réalité comme peu de cinéastes. Comme Rochant, comme Desplechin (qui n’hésite pas à le comparer dans ce sens à Eastwood), comme Bresson. Le résultat final est abrupt, net. Avec ce son direct, métallique, brûlant, ces cuts cassants, ces plan-séquences bourrés de jump-cuts et cette quasi-absence de plans de coup, le Stév’ (comme il aime à se nommer) nous happe au sein même de l’intimité de ses héros. Je travaille à l’aveugle, avec simplement une sorte d’instinct, et beaucoup, beaucoup de maîtrise et de métier. Il en ressort une générosité incroyable, une vie de cinéma. Alors, le monde est là, rond, avec les courbes des champs filmés en scope. Un monde qui touche à l’universel total, avec sa multiplication de langues, l’allemand bien sûr en priorité. LA guerre, oui, Stévenin y revient, comme à chaque fois mais avec une désinvolture nationale étonnante, une lucidité exceptionnelle. Discours pour une sorte de genre humain universel. Touchant, vrai et fin…

Mischka est à voir. A revoir. A étudier. Mais Mischka dépasse cela, c’est une respiration profonde, une libération. Stévenin : bordélique et célinien, emprunt d’altérité. Magnifique !

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