« L’Argent » de Robert Bresson

Un jeune homme, Yvon, se retrouve entraîné dans l’engrenage perfide de la délinquance puis du crime pour une futile histoire de cadre photographique acheté avec un faux billet de 500 francs. Un engrenage désespérant (la prison, la rupture avec son épouse, la mort de son enfant, une tentative de suicide) va le mener à commettre un dernier acte meurtrier particulièrement absurde.[1]

Je ne reviendrai pas sur le Réel bressonnien. Je l’ai déjà traité mille et une fois sur divers articles. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, sur « L’Argent », c’est la notion de destin (bien que chez Bresson elle soit inséparable de celle du Réel) ; c’est la transcendance développée, comme à l’accoutumée, par le maître. Transcendance de l’argent et de l’image de celui-ci.

En quoi par la mise en scène Bresson nous inflige la transcendance, initié par l’argent.

Car une lecture rapide de « L’Argent » pourrait faire alors croire à un film marxiste, contre-capital. Ce ne sera pas la nôtre, car il n’en est rien. L’argent n’est ici aucunement fustigé pour lui-même. Il est juste un très bon medium à la transcendance, un vecteur du Destin. La main de Dieu sur les protagonistes.

Quand Bresson tourne « L’Argent », son dernier film rappelons-le, le système bressonnien est parfaitement rôdé. Il est établi, ce depuis « Un condamné à mort s’est échappé », autour de cette fameuse notion de destin / réel.

Tout d’abord on assiste à une extrême fragmentation de l’espace. D’une part au sein même d’une séquence : nombre de décors qu’on ne pourrait dessiner vus de dessus, tellement les axes choisis sont acérés et offrent peu d’angle de vue. D’une seconde part, au sein même d’une action, qu’il s’efforce de ne pas montrer entière, par métonymie.

Le premier meurtre d’Yvon est par exemple complètement éludé. J’aurais dû dire : visuellement, complètement élidé. On voit Yvon se laver les mains. Cut. Même plan, même action, du sang lui coule des mains et tourbillonne en siphon dans le lavabo.

On assiste là une un assujettissement du visible à des coordonnées morcelées que Bresson accentue comme pour radicaliser cette vision forcément partielle[2].

Comme s’il y avait des images interdites et ne pas le montrer les renforce. Le plus souvent la violence de l’acte s’accroît de cette absence, du vide que crée la partie manquante.

Seul un son atteste d’un évènement hors champ (comme souvent chez O. Wells par exemple). Le son majore alors une vie autonome aux objets, aux actions, isolées, indépendantes presque des protagonistes.

Ensuite, le système est axé sur cette notion de modèles et ce qui en découle ; par définition : les non-acteurs, la mécanisation du jeu et de la diction.

Un trait du comportement de ces modèles, particulièrement visible sur « L’Argent », est cette extrême lenteur avec laquelle ils bougent, exécutent un geste, un mouvement : dicté !

Ne pas oublier que chez le maître, l’aphasie fait partie intégrante des dialogues.

Ces modèles automates déambulent. Et de ce fait, leurs intentions se déduisent de cette particularité et non l’inverse. Cela donne aux films de Bresson une allure de marche, de cheminement (christique pour le « Procès » ou le « Journal », tragiquement grecque pour « L’Argent »).

L’automate est alors un modèle dans un dehors de lui-même, ce qui le rend étranger à cet autre dehors du monde, révolté, rêveur ou résistant.

De plus, les éléments de transition s’effacent pour renforcer l’arbitraire. La suppression de certains plans correspond à l’assujettissement des plans restants à un différé, une avance du réel sur son intelligibilité. Bresson en arrive à présenter ceci ou cela en le dégageant de ses coordonnées, tout comme le modèle est dégagé de ses coordonnées psychologiques.

Les resserrements brusques du cadre accentuent eux aussi cette transcendance. Resserrement toujours sur un objet – cause, autour duquel une contingence se noue. Par exemple l’argent dans « L’Argent », où on passe d’un plan général ou moyen prévus au découpage à un plan serré tourné, et ce sans transition au montage.

De même, les cadres souvent fixes, impassibles, joue de cette syntaxe raréfiée qui produit l’incision d’un destin. La position de la caméra, pratiquement toujours à l’extérieur de la scène, donne un point de vue qui crée un irrémédiable.

Une dernière chose, plus scénarique, exerce son rôle dans la transcendance des films bressonniens : les personnages sont souvent sans passé ; ils proviennent d’eux-mêmes.

Ils sont soumis à un désir obsessionnel (la vengeance pour Yvon), à la force répétée d’un désir qui n’est pas éducable, fut-il incompréhensible pour les autres, serait-il son isolement. Leur destin leur est bien dicté par une force inhumaine (au sens premier du terme), que le monde, humain, leur refuse à corps et à cri. D’où cette absence de transmission entre les personnages.[3]

Toutefois, les personnages ne sont pas seulement livrés à la pure répétition d’une décision dont ils sont le siège. Cette sorte d’œuvre inflexible qui les meut est susceptible de se retourner en conversion. Et c’est là leur salut, fut-il tragique. Car il n’y aura nul renoncement, juste un désir qui exige d’être reconnu absolument, sans tenir compte d’aucune autre demande.

C’est ce rachat du curé d’Ambricourt, c’est l’incarcération à vie (sûrement) pour Yvon.

« L’Argent » est donc plus qu’un film sur le pouvoir de celui-ci, c’est un film sur l’impossible liberté… à moins d’en payer le prix.


[1] Synopsis MK2 Editions.

[2]  L’italique indique l’utilisation d’extraits du livre « Robert Bresson » de P. Arnaud, Petites Bibliothèques des Cahiers du Cinéma.

[3] Le jeu de regards est également en cela très explicite. Ils glissent l’un sur l’autre. Un échange inaccompli à chaque fois.